Sur des questions préjudicielles du Landgericht de Düsseldorf, la Cour de justice le 16 juillet 2015 indique les conditions à respecter pour que le titulaire d’un brevet essentiel à une norme puisse engager une action en contrefaçon. L’arrêt est ici.
- L’enjeu du brevet BEN.
46 À cet égard, il est de jurisprudence constante que l’exercice d’un droit exclusif lié à un droit de propriété intellectuelle, à savoir, dans l’affaire au principal, le droit d’introduire une action en contrefaçon, fait partie des prérogatives du titulaire d’un droit de propriété intellectuelle en sorte que l’exercice d’un tel droit, alors même qu’il serait le fait d’une entreprise en position dominante, ne saurait constituer en lui-même un abus de celle-ci ….
47 Toutefois, il est également constant que l’exercice du droit exclusif lié à un droit de propriété intellectuelle par le titulaire de celui-ci peut, dans des circonstances exceptionnelles, donner lieu à un comportement abusif au sens de l’article 102 ……
48 Néanmoins, ainsi que l’a observé M. l’avocat général au point 70 de ses conclusions, il doit être souligné que l’affaire au principal présente des particularités qui la distinguent de celles ayant donné lieu à la jurisprudence citée aux points 46 à 47 du présent arrêt.
49 Elle se caractérise, d’une part, par le fait, comme le relève la juridiction de renvoi, que le brevet en cause est essentiel à une norme établie par un organisme de normalisation, rendant son exploitation indispensable à tout concurrent envisageant de fabriquer des produits conformes à la norme à laquelle il est lié.
50 Cette caractéristique distingue les BEN des brevets qui ne sont pas essentiels à une norme et qui permettent normalement aux tiers de fabriquer des produits concurrents en s’écartant du brevet concerné sans compromettre les fonctions fondamentales du produit en question.
51 D’autre part, l’affaire au principal se singularise par le fait que le brevet concerné a obtenu le statut de BEN seulement en contrepartie d’un engagement irrévocable de son titulaire auprès de l’organisme de normalisation considéré, d’être disposé à accorder des licences à des conditions FRAND, tel que cela ressort des points 15 à 17 et 22 du présent arrêt.
52 Bien que le titulaire du brevet essentiel en cause dispose du droit d’introduire une action en cessation ou en rappel de produits, le fait que ce brevet a obtenu le statut de BEN a pour effet que son titulaire peut exclure l’apparition ou le maintien sur le marché de tels produits fabriqués par des concurrents et, ainsi, se réserver la fabrication de ces produits.
- Le refus d’une licence d’un brevet BEN constitue un abus, mais des questions préalables sont à respecter avant d’engager l’action en contrefaçon pour éviter que celle-ci soit qualifiée d’abusive
53 Dans ces circonstances et eu égard au fait qu’un engagement de délivrer des licences à des conditions FRAND crée des attentes légitimes auprès des tiers que le titulaire du BEN leur octroie effectivement des licences à de telles conditions, un refus du titulaire du BEN d’octroyer une licence à ces mêmes conditions peut constituer, en principe, un abus au sens de l’article 102 TFUE.
54 Il s’ensuit que, eu égard aux attentes légitimes créées, le caractère abusif d’un tel refus peut, en principe, être opposé à des actions en cessation ou en rappel de produits. Cependant, le titulaire du brevet n’est obligé, en vertu de l’article 102 TFUE, qu’à l’octroi d’une licence à des conditions FRAND. Or, les parties au litige en cause au principal ne s’accordent pas sur ce qui est exigé par des conditions FRAND en l’espèce.
55 Dans un tel cas de figure, afin d’éviter qu’une action en cessation ou en rappel de produits puisse être considérée comme abusive, le titulaire d’un BEN doit respecter des conditions visant à garantir un juste équilibre des intérêts concernés.
- D’où les conditions indiquées par l’arrêt
1) L’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que le titulaire d’un brevet essentiel à une norme établie par un organisme de normalisation, qui s’est engagé irrévocablement envers cet organisme à octroyer aux tiers une licence à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, dites «FRAND» («fair, reasonable and non-discriminatory»), n’abuse pas de sa position dominante au sens de cet article en introduisant une action en contrefaçon tendant à la cessation de l’atteinte à son brevet ou au rappel des produits pour la fabrication desquels ce brevet a été utilisé, dès lors que:
– préalablement à l’introduction de ladite action, il a, d’une part, averti le contrefacteur allégué de la contrefaçon qui lui est reprochée en désignant ledit brevet et en précisant la façon dont celui-ci a été contrefait, et, d’autre part, après que le contrefacteur allégué a exprimé sa volonté de conclure un contrat de licence aux conditions FRAND, transmis à ce contrefacteur, une offre concrète et écrite de licence à de telles conditions, en précisant, notamment, la redevance et ses modalités de calcul, et
– ledit contrefacteur continuant à exploiter le brevet considéré ne donne pas suite à cette offre avec diligence, conformément aux usages commerciaux reconnus en la matière et de bonne foi, ce qui doit être déterminé sur la base d’éléments objectifs et implique notamment l’absence de toute tactique dilatoire.
2) L’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il n’interdit pas, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, à une entreprise se trouvant en position dominante et détenant un brevet essentiel à une norme établie par un organisme de normalisation qu’elle s’est engagée, auprès de cet organisme, à donner en licence à des conditions FRAND, d’introduire une action en contrefaçon dirigée contre le contrefacteur allégué de son brevet et tendant à la fourniture de données comptables relatives aux actes d’utilisation passés de ce brevet ou à l’allocation de dommages-intérêts au titre de ces actes.