Fort d’un brevet, son titulaire engage l’action en contrefaçon. Cette action est-elle toujours légitime ? Illustration avec l’arrêt de la Cour de Paris du 28 novembre 2017.
L’arrêt intervient dans le domaine des dispositifs d’insonorisation.
La société T….. détient des droits d’exploitation sur différents brevets par copropriété ou par licence. Après avoir fait constater par huissier, l’exposition lors de salons professionnels de différents produits, elle engage en juillet 2010 une action en contrefaçon de brevets et en concurrence déloyale contre les sociétés Q….. et A….. puis elle fait procéder en février 2012 à une saisie contrefaçon aux sièges de Q…. et de A……
6 juin 2013 : premier jugement du Tribunal de grande instance de Paris qui annule la revendication 1ère d’un brevet français, et déboute Q….. et A ….. de leurs demandes en nullité d’autres revendications de ce brevet français et de celles de deux brevets européens. Ce jugement ordonne une expertise sur la contrefaçon alléguée et nomme deux experts , l’un du domaine technique, l’autre pour la partie comptable.
18 juin 2013 : consignation de la provision à valoir sur la rémunération de l’expert par T….
Un des experts change pour conflit d’intérêt.
2 septembre 2014 : une ordonnance fixe une nouvelle provision pour l’expertise.
T….. ne verse pas cette consignation supplémentaire.
5 novembre 2015 : second jugement du Tribunal de grande instance de Paris qui rejette les demandes en contrefaçon et en concurrence déloyale de T…. Le tribunal condamne T….. à la somme de 1 020 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait du caractère abusif de la procédure.
28 novembre 2017 : la Cour d’appel de Paris rend deux arrêts. Le premier confirme le jugement du 25 avril 2013 sur les demandes en nullité des brevets invoqués par T…. . Le second qui nous intéresse ici, statue sur la demande en contrefaçon et sur la procédure abusive.
Sur la contrefaçon
La position des sociétés poursuivies en contrefaçon
Mais considérant que les reproductions alléguées, lesquelles se basent sur des constatations très partielles effectuées au cours des constats d’huissier, sont totalement contestées par les parties intimées ; que, concernant le fauteuil ….., celles-ci soutiennent notamment que celui-ci ne comporte pas de volume dans lequel seraient logés les haut-parleurs, ceux-ci étant collés contre une paroi extérieure du fauteuil, non plus que de moyens permettant de rendre invariant un quelconque volume, selon les revendications 1 et 3, ajoutant que les autres revendications sont dépendantes ; que, concernant le ….. , elles soutiennent notamment que celui-ci ne comporte pas de cavité selon la revendication 1 non plus qu’un amplificateur de signaux selon la revendication 4 ;
Ce que dit la Cour
Qu’en tout état de cause la cour considère, adoptant les motifs pertinents du tribunal, que faute d’avoir payé la consignation complémentaire, et ce, au moment où la société Q…… était placée en liquidation judiciaire, la société T……. , qui n’a pu faire réaliser une mesure d’expertise permettant d’établir les faits de contrefaçon qu’elle alléguait, doit être déboutée de ses demandes en contrefaçon ; qu’il sera précisé qu’au cours des opérations de saisie contrefaçon, seul un prototype de Borne active a été saisi, lequel n’a pu, faute de consignation complémentaire, être examiné par l’expert ; que ce dernier n’a pu, pour la même raison, se faire communiquer le fauteuil ….. et le ……. , ainsi qu’il lui était demandé dans sa mission ; qu’il n’a pas été en mesure de procéder au démontage des produits ci-dessus désignés et à la description détaillée de leur contenu, de leur aspect intérieur, de la présence, l’agencement et la position des dispositifs à l’intérieur et des matériaux utilisés à l’intérieur, non plus que de procéder à la mise en marche de chaque objet et à la description détaillée du fonctionnement de chaque produit et de l’interaction des dispositifs dans chaque produit ni enfin de rechercher et fournir toute autre information technique ou élément de fait susceptible de permettre la description des objets et leur fonctionnement ;
Que le jugement sera dès lors confirmé en ce qu’il a dit que les faits de contrefaçon ne sont pas établis ;
La procédure de la société T…. est abusive
Considérant, ceci étant exposé, que c’est par de justes motifs que la cour fait siens que le tribunal a considéré que la société T……. , en faisant procéder à des saisies-contrefaçon et à des procès-verbaux de constat dans les salons où la société Q…… exposait ses produits puis à son siège social, et en saisissant le tribunal de grande instance d’une demande en contrefaçon qu’elle a abandonnée en ne versant pas la consignation complémentaire dès qu’elle a compris que la société Q……. était liquidée, a commis un abus de son droit d’ester en justice ; qu’il sera précisé que le jugement du 25 avril 2013, qui a débouté la société Q…… et A……. de leurs demandes reconventionnelles en nullité des brevets et a, en conséquence, attribué à la société T…….. une somme en application de l’article 700 du code de procédure civile, n’a nullement fait droit aux demandes principales de la demanderesse, se limitant à ordonner de ces chefs, avant-dire droit, une expertise ; que l’intention d’éliminer un concurrent et non de démontrer l’existence d’une contrefaçon résulte du fait même de la défaillance de la demanderesse dans le versement de la consignation complémentaire dès que celle-ci a compris que son adversaire était liquidée ;
Que, sur le préjudice, la cour ne peut qu’observer que l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire du 7 mai 2012 a été consécutive aux opérations de saisies et constats effectués les 18 mars 2010, 17 juin 2010 et 21 février 2012, outre l’assignation du 6 juillet 2010 ; que la liquidation judiciaire du 17 mai 2013 a elle-même été consécutive au jugement rendu le 25 avril 2013 ; qu’à l’évidence l’obligation de provisionner une somme de 1 000 000 € a contribué à la cessation des paiements ; qu’alors que la société Q…… a été constituée le 10 janvier 2006, c’est à juste titre que le tribunal a estimé que la liquidation judiciaire consécutive aux agissement fautifs de la société T…… lui avait occasionné la perte des investissements qu’elle avait effectués à hauteur de son capital de 400 000 € ; qu’en revanche, alors que le tribunal a évalué la perte de chance de réaliser un bénéfice à une somme de 620 000 €, la cour estime que le seul document produit, en l’espèce un business plan à en-tête de la seule la société Q……. ni signé ni daté, ni certifié par un professionnel du chiffre, est très insuffisant pour l’établir ; que le montant des dommages et intérêts sera donc réduit à la somme de 400 000 € ;