Si le breveté bénéfice naturellement de l’action en contrefaçon, peut-il mettre en œuvre une action en concurrence déloyale contre un argument publicitaire fondé sur une technique qu’il considère comme analogue ou identique à celle de son brevet, mais dont il conteste la présence au produit concurrent ?
L’arrêt du 26 septembre 2012 rendu par la Cour de Paris examine l’action en concurrence déloyale et en parasitisme engagée par un breveté et qui invoque son titre. Incidemment, cet arrêt examine le transfert par fusion absorption d’un contrat de licence intuitu personae.
- Les parties telles que présentées par l’arrêt
EXTEN.S est titulaire d’un brevet européen EP 1383402, déposé sous brevet français FR 0105702 sur une « semelle à structure extensible, article chaussant muni d’une telle semelle et son procédé de montage ». La semelle en question, dénommée « S.STENS », est extensible transversalement au moyen d’un insert élastique pour s’adapter aux déformations du pied.
MANUFACTURE FRANCAISE DES CHAUSSURES ERAM se présente comme la licenciée du brevet.
FLUCHOS, commercialisait, par l’intermédiaire des sociétés BATA et BERYL, des chaussures « FLUCHOS MULTIPLE EXPANSION » dont il était dit, sur une étiquette en forme de dépliant fixée sur chaque paire de chaussures et à l’intérieur de chaque boîte d’emballage : « FLUCHOS MULTIPLE EXPANSION est une semelle équipée de bandes de largeur variable qui s’adapte aux diverses dimensions adoptées par le pied au cours de la marche ». Par ailleurs figurait sur son site internet www.fluchos.com, la mention suivante :« FLUCHOS MULTIPLE EXPANSION Parmi les technologies de pointe développées par FLUCHOS, il faut citer la Multiple Expansion (ME). Ce système est une semelle spéciale, équipée de bandes à largeur variable qui s’adaptent aux différentes dimensions que le pied adopte lorsqu’il touche le sol ».
- Les procédures
EXTEN.S et ERAM ont fait assigner FLUCHOS devant le Tribunal de grande instance de PARIS en publicité mensongère.
24 mars 2011 le Tribunal de grande instance de PARIS déclare EXTEN.S et MANUFACTURE FRANCAISE DES CHAUSSURES ERAM irrecevables en leurs demandes pour défaut d’intérêt à agir en publicité mensongère,
Appel par EXTEN.S et par MANUFACTURE FRANCAISE DES CHAUSSURES ERAM
- Un contrat de licence intuitu personae peut-il faire l’objet d’un transfert par une fusion absorption ?
Considérant que la société BATA FRANCE DISTRIBUTION conteste l’intérêt à agir de la société ERAM, qui a absorbé en décembre 2010 la société MANUFACTURE FRANCAISE DES CHAUSSURES ERAM, mais n’aurait pas repris le contrat de licence exclusive consenti par la société EXTEN.S ;
Considérant que le contrat de licence a été conclu entre la société EXTEN.S et la société MANUFACTURE FRANCAISE DES CHAUSSURES ERAM ; que l’article 10 de ce contrat prévoit que « le présent contrat est conclu intuitu personae. Il n’est donc pas cessible en cas de fusion-absorption, de scission ou de toute autre opération aux termes de laquelle les actifs du licencié pourraient être transférés à un ou plusieurs tiers » ; que la société ERAM ne fait état d’aucun accord avec la société EXTEN.S tendant à la reprise de la licence ;
Considérant qu’il en résulte que la société ERAM n’a pas d’intérêt pour agir et son action doit être déclarée irrecevable ;
- L’exploitation du brevet est-elle une condition d’ouverture de l’action en concurrence déloyale ?
les sociétés intimées exposent que la société EXTEN.S ne démontre pas que ses brevets de semelles seraient exploités et qu’ainsi, son action ne serait pas recevable, aucun préjudice ne pouvant résulter pour elle de l’exploitation des semelles FLUCHOS
Mais considérant que l’action en concurrence déloyale repose sur une faute engageant la responsabilité civile quasi-délictuelle de son auteur au sens des articles 1382 et 1383 du même code, et suppose l’accomplissement d’actes positifs et caractérisés dont la preuve, selon les dispositions de l’article 1315 du même code, incombe à celui qui s’en déclare victime ; que l’existence d’une situation de concurrence directe et effective entre les sociétés considérées n’est pas une condition de l’action en concurrence déloyale ou parasitaire qui exige seulement l’existence de faits fautifs générateurs d’un préjudice ; qu’ainsi, l’absence d’exploitation des brevets litigieux ne constitue pas un obstacle à l’action en concurrence déloyale dirigée contre la société se vantant d’utiliser un procédé similaire à celui protégé par les brevets litigieux, le préjudice résultant de l’appropriation indue d’une recherche étant au moins moral et pouvant aussi être évalué au regard des pertes futures d’exploitation desdits brevets ;
Considérant, au surplus, que la société EXTEN.S démontre, aussi, en l’espèce, percevoir des redevances portant sur la licence litigieuse, par la production d’une attestation de son expert comptable ; ………….que les chaussures de sa marque ou d’autres marques sont commercialisées, avec des semelles couvertes par le brevet, par la société ERAM et certaines de ses filiales, les sociétés S.TENS, JORCEL, FRANCE ARNO, selon l’habilitation du contrat de licence ;
Considérant que la société EXTEN.S a donc bien un intérêt à agir et le jugement entrepris sera infirmé sur ce point ;
- Une discussion technique : les chaussures litigieuses sont–elles à largeur variable ?
Considérant qu’il résulte de l’expertise réalisée par le Centre Technique du Cuir que les bandes bleues ou marrons dont sont équipées les semelles FITO et TEIDE des chaussures commercialisées par la société FLUCHOS, ne sont pas à largeur variable, quelle que soit l’extension pratiquée par traction sur lesdites semelles ; que le Centre a procédé à un étirement de 15 % de l’ensemble « semelle et première de montage » tant sur les chaussures S.STENS que sur les semelles FITO et TEIDE ; qu’il en résulte que les bandes de semelles FITO et TEIDE n’ont pas varié, ces bandes étant purement décoratives et ne possèdent aucune variabilité en largeur ; que la présentation effectuée par la société FLUCHOS des semelles équipant ses chaussures, associée à deux flèches dans le sens de la largeur, constitue donc une présentation fausse du produit ; que la société FLUCHOS fait croire à sa clientèle que la semelle des chaussures bénéficiant du système FLUCHOS MULTIPLE EXPANSION serait équipée de bandes à largeur variable s’adaptant aux différentes dimensions que le pied adopte lorsqu’il touche le sol, ce qui est faux ; que les rapports produits par la société FLUCHOS ne viennent pas contredire ces constatations, ne portant pas directement sur la question de la variabilité des bandes ; que le rapport INESCOP, qui conclut à une expansion transversale « insignifiante » de la semelle S.STENS de la société EXTEN.S, n’est pas davantage de nature à contredire les constatations du Centre Technique du Cuir, puisqu’il a soumis les semelles concurrentes à des tests différents, test de l’étirement en largeur pour FLUCHOS et test de compression verticale avec une forme rigide pour EXTEN.S ;
- Mais quel est l’impact de cette publicité qui invoque cet effet technique auprès des consommateurs ?
Considérant que la présentation fausse d’un produit ou service constitue une publicité déloyale si elle est susceptible d’altérer de manière substantielle, le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé
Considérant qu’il n’est pas démontré en l’espèce que la publicité litigieuse, pratiquée sur une petite échelle, ait pu affecter le comportement économique des consommateurs de manière substantielle ; que l’attente des consommateurs est limitée au confort de la chaussure ; que c’est essentiellement la souplesse de la semelle qui est recherchée ; qu’ainsi, il n’est nullement démontré qu’un nombre significatif de consommateurs aurait décidé d’acheter les chaussures litigieuses, au vu de l’étiquette litigieuse, dans la croyance erronée que les semelles étaient des semelles à bande variable ; qu’ainsi, il n’est pas établi que cette mention, erronée, se soit avérée déterminante dans la décision des consommateurs d’acheter ou non le produit ; qu’au surplus, la pratique n’a pu avoir aucun effet concret sur le comportement des consommateurs, compte tenu de la diffusion limitée de la publicité mensongère, sur des étiquettes directement attachées sur les paires de chaussures et non visibles sur l’emballage extérieur, ni davantage en présentation en vitrine, et de la courte durée des pratiques en cause, la société FLUCHOS ayant modifié son slogan sur son site internet (PV de constat de Maître FARRUCH du 16/10/2009) et ayant retiré les modèles litigieux de chaussures de la vente ; qu’aucune pratique de concurrence déloyale n’est donc imputable aux sociétés intimées ;
- Y a t-il un comportement parasitaire au regard du breveté pris en tant que détenteur d’une valeur économique ?
Considérant que le parasitisme consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’une entreprise en profitant indûment de la notoriété acquise ou des investissements consentis ; que la caractérisation de cette pratique suppose que celui en excipant puisse démontrer, d’une part, que son concurrent a procédé de façon illicite à la reproduction de données ou d’informations qui caractérisent son entreprise par la notoriété et la spécificité s’y attachant, elles-mêmes résultant d’un travail intellectuel et d’un investissement propre, d’autre part, qu’un risque de confusion puisse en résulter dans l’esprit du consommateur potentiel ;
Considérant qu’en l’espèce, si la société EXTEN.S démontre que la société FLUCHOS a indument prétendu utiliser des bandes extensibles, elle ne démontre pas le risque de confusion entre les deux modèles de semelles, celles-ci présentant des bandes structurées de façon totalement différente, en longueur pour EXTEN.S et en croix pour FLUCHOS et ne démontre pas davantage l’importance des investissements dont aurait pu profiter la société FLUCHOS, sans bourse délier ; qu’il n’est donc pas démontré que la société FLUCHOS se soit placée dans son sillage, pour vendre ses semelles ; qu’aucune pratique de parasitisme n’est donc davantage imputable aux sociétés intimées ;
Considérant que la société EXTEN.S sera donc déboutée de sa demande en concurrence déloyale et en parasitisme, et, par voie de conséquence, de l’ensemble de ses prétentions ;