Contentieux brevet : pour aller de Douai à Douai, fallait-il passer par Paris?

Chacun se souvient des difficultés d’application du décret du 9 octobre 2009 relatif à la compétence exclusive du Tribunal de grande instance de Paris en matière de contrefaçon de brevets, ce blog en avait parlé dernièrement avec l’arrêt de cassation du 6 décembre 2016. C’est ici

L’arrêt du 13 mars 2018 de la cour d’appel de Paris intervient à la suite de cet arrêt du 6 décembre 2016 dans cette affaire où le breveté qui avait vu son brevet annulé par le Tribunal de Lille en 2012, a tenté le double appel.

Un très bref rappel des décisions intervenues.

6 septembre 2012 : le tribunal de grande instance de Lille saisi d’une action en contrefaçon annule le brevet

1er octobre 2012 : appel devant la cour d’appel de Paris par le breveté

10  octobre 2012 : appel devant la cour d’appel de Douai par le breveté

  • Sur l’appel à Douai :

3 décembre 2013 : dessaisissement par ordonnance du conseiller de la mise en état au profit de la cour d’appel de Paris

16 avril 2014 : sur déféré de cette ordonnance du 3 décembre 2013, la cour de Douai déclare l’appel à Douai irrecevable

24 septembre 2015 : la Cour de cassation rejette le pourvoi contre cet arrêt de la cour d’appel de Douai

Conclusion : la décision ayant déclaré l’appel de Douai irrecevable est définitive.

  • Sur l’appel de Paris

6 juin 2013 : l’ordonnance du conseiller de la mise en état rejette la demande d’irrecevabilité de cet appel

22 novembre 2013 : la cour de Paris confirme l’ordonnance du 6 juin 2013

6 décembre 2016 : cassation de cet arrêt du 22 novembre 2013 avec renvoi… devant la cour de Paris

Le 6 décembre 2016 également la Cour de cassation casse l’arrêt la cour d’appel de Paris devant laquelle s’était poursuivie l’instruction de l’appel et qui a retenu des actes de contrefaçon en infirmant partiellement le jugement de Douai.

Sur renvoi après cette (double) cassation,  la cour de Paris autrement composée réexamine l’appel de cette ordonnance parisienne du 6 juin 2013.

L’arrêt est rendu le 13 mars 2018.

Rappelons que A….. est la société qui vient au droit du titulaire du brevet et B….. est la société poursuivie en contrefaçon.

Mais n’y aurait-il pas un risque de contradiction entre les différentes demandes des parties ?

Sur l’application du principe de l’estoppel

La société A….. soutient que la société B…..soulève l’irrecevabilité de son appel devant la cour d’appel de Paris du fait de l’incompétence de cette Cour à connaître d’un appel à l’encontre d’un jugement du tribunal de grande instance de Lille, alors qu’elle a soutenu devant la cour d’appel de Douai qu’un appel y était irrecevable au motif de celui engagé devant la cour d’appel de Paris, et qu’elle se contredit ainsi à son détriment. Elle conclut au rejet de l’ensemble des demandes de la société B…..

En l’espèce, la société B…..a soutenu devant le conseiller de la mise en état de la cour d’appel de Paris -qui a prononcé l’ordonnance du 6 juin 2013- l’irrecevabilité de l’appel interjeté à l’encontre d’un jugement du tribunal de grande instance de Lille, au vu de l’article R311-3 du code de l’organisation judiciaire selon lequel la cour d’appel connaît de l’appel des jugements des juridictions situées dans son ressort.

Il n’est pas contesté qu’elle a soutenu devant la cour d’appel de Douai l’irrecevabilité de l’appel interjeté devant elle du fait qu’un autre appel à l’encontre de la même décision avait été interjeté devant la cour d’appel de Paris.

L’estoppel peut être défini comme le comportement procédural d’une partie constitutif d’un changement de position, en droit, de nature à induire son adversaire en erreur sur ses intentions.

Si la société B…..a invoqué successivement devant deux cours d’appel l’irrecevabilité des appels interjetés devant chacune d’elle à l’encontre de la même décision, les arguments soutenus devant chacune d’elles sont distincts et n’apparaissent pas contradictoires.

Le fait pour la société B…..d’invoquer devant la cour d’appel de Paris une irrecevabilité du fait des dispositions légales et réglementaires et devant la cour d’appel de Douai une irrecevabilité du fait d’un double appel, n’est pas constitutif d’un estoppel.

La demande de la société B…..ne sera donc pas écartée de ce chef. 

Le breveté demande le renvoi devant la Cour de Douai, mais son appel contre l’ordonnance du 6 juin 2013 le permet-il ?

La société A….. sollicite, si la cour estime le déféré recevable et afin de ne pas la priver d’un double degré de juridiction, de renvoyer le litige devant la cour d’appel de Douai qui resterait compétente ou d’inviter la partie la plus diligente à saisir cette cour d’appel afin que l’appel soit entendu sur le fond. Elle fait état de l’annulation, par application de l’article 625 du code de procédure civile, des décisions de la cour d’appel de Douai et de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 septembre 2015, du fait de l’arrêt de la Cour de cassation du 6 décembre 2016.

Cependant, la cour est saisie d’une requête en déféré à l’encontre de l’ordonnance du 6 juin 2013, par laquelle le conseiller de la mise en état a rejeté la demande tendant à voir déclarer l’appel interjeté devant la cour d’appel de Paris irrecevable.

Il ne lui revient pas dans ce cadre de renvoyer devant la cour d’appel de Douai pour traiter de la requête en déféré à l’encontre d’une ordonnance du conseiller de la mise en état de la cour d’appel de Paris.

La Cour de Paris applique la solution de la Cour de cassation sur le décret du 9 octobre 2009

En l’espèce, le tribunal de grande instance de Lille a été saisi d’une action en contrefaçon de brevet avant le 1er novembre 2009, date d’entrée en vigueur du décret n°2009-1205 du 9 octobre 2009 fixant le siège et le ressort des juridictions en matière de propriété intellectuelle, et était donc compétent pour statuer.

L’appel de son jugement du 6 décembre 2012 devait être porté, en application de l’article R311-3 du code de l’organisation judiciaire, devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle est situé ce tribunal.

Les dispositions du décret du 9 octobre 2009 ne prévoient pas une compétence au profit de la cour d’appel de Paris pour traiter des appels des décisions en matière de brevets à l’encontre de décisions prononcées par des juridictions provinciales saisies avant l’entrée en vigueur de ce décret, dérogatoire de la compétence ordinaire selon laquelle la cour d’appel connaît de l’appel des jugements des juridictions situées dans son ressort.

Par conséquent, l’appel interjeté par la société A….. devant la cour d’appel de Paris du jugement du tribunal de grande instance de Lille du 6 septembre 2012 est irrecevable.